Déambulation dans les églises d’un pays en guerre à la rencontre
des croyants qui les animent
Christian ne peut pas résister à l’attrait d’une porte fermée. Là où d’autres se contenteraient de chercher une ouverture pour essayer de voir ce qu’il y a à l’intérieur, lui est pris d’une irrépressible envie de pousser cette porte pour voir si elle s’ouvre et, le cas échéant, entrer et découvrir une nouvelle tranche d’univers. C’est donc tout naturellement – pour lui – qu’en ce matin ensoleillé du 18 février 2023 où nous déambulions sur les quais du Dniepr à Kyiv pour y promener nos appareils photos, il n’a pu résister à la tentation de pousser la porte de l’église « Saint-Nicolas le faiseur de miracles de l’Église orthodoxe ukrainienne » et que par hasard nous avons ainsi découvert une autre facette de ce pays en guerre dont nous n’avions eu que très peu conscience jusque là : la vie des églises en temps de guerre.
Il faut dire que, posée sur son rocher au milieu des eaux près de la rive, cette minuscule église plus haute que large et couronnée de ses clochers dorés semble tout droit sortie d’un conte de fées. Bien qu’ayant cette apparence intemporelle des nombreuses autres églises orthodoxes du pays, elle est en réalité toute récente et a été bâtie en 2006 en hommage à la mémoire des marins du Dniepr morts pendant la deuxième guerre mondiale. Qu’importe : une fois la porte passée, nous voilà plongés dans une atmosphère aussi inattendue que saisissante. Dans une pièce richement décorée, une assemblée est réunie, debout, derrière deux prêtres qui psalmodient face à une table basse sur laquelle est disposé un grand nombre d’articles d’épicerie aussi variés que surprenants dans ce cadre : pain, eau minérale, huile de cuisine, boites de conserves, et j’en passe. Sur la droite, dans la pénombre, seulement éclairées par la lumière de leur pupitre, deux femmes répondent aux prêtre par un chant d’une pureté cristalline, au contrepoint parfait, d’une beauté poignante. La richesse et l’intrication des peintures, dorures, sculptures qui tapissent chaque portion des murs et du plafond n’a d’égale que celle des tenues des prêtres dont les lourds surplis damasquinés évoquent une longue tradition et une grande richesse. La dévotion de l’assemblée est évidente : les fidèles se signent à de nombreuses reprises et répondent, s’inclinent, se signent à nouveau. Un autre entre, va déposer sa contribution sur la table – une nouvelle bouteille d’huile, paye un cierge à la préposée et va le disposer avec les autres avant de s’incliner et prendre place au milieu des fidèles.
Le temps passe. Moi qui pensais avoir l’occasion de faire quelques photos d’architecture traditionnelle avant de repartir, je me retrouve plongé dans une rêverie sereine, apaisante, portée par ces voix magnifiques et l’intensité de la dévotion des personnes présentes. Mon appareil est oublié : l’idée que le bruit du déclencheur puisse venir troubler cette atmosphère m’est simplement intolérable ! Après un temps indéterminé (vingt minutes, quarante?), je croise le regard de Christian et nous décidons de nous éclipser – à regret.
Nous retrouvons le soleil et le bruit de la circulation après ce moment hors du temps, reconnaissants pour la paix qu’il nous a apportée mais conscients du goût doux-amer qu’il nous laisse : il est évident que l’intensité que nous avons perçue est liée à des souffrances dues à la guerre que nous ne pouvons que soupçonner. L’horreur et incompréhension que nous ressentons pour qui a pu décider d’infliger de telles épreuves à ce peuple dont nous sommes déjà admiratifs se renforcent encore. Partout jusqu’ici, depuis notre arrivée en Ukraine, nous avons perçu des signes de courage, de résilience et d’humour. Nous avons l’impression aujourd’hui d’avoir entrevu une autre facette, beaucoup plus sombre : celle de la douleur et de la détresse de ceux qui craignent en permanence pour leurs proches, ou les pleurent déjà.
Nous ne pouvons en rester là et éprouvons désormais une très forte curiosité pour ces églises et ceux qui les animent. Nous avons donc un nouveau fils directeur pour notre voyage.
Le surlendemain, nous voilà à Kharkiv, la troisième ville du pays, à l’extrême Est, tout près de la frontière avec la Russie (une trentaine de kilomètres). Cette ville a été assiégée pendant six mois et a fait l’objet de bombardements quotidiens indiscriminés jusqu’à ce que l’armée ukrainienne parvienne à repousser les forces russes jusque dans leurs frontières au début de la contre-offensive victorieuse de septembre 2022. Bien que l’effort de reconstruction soit partout visible, de nombreuses traces de destruction parsèment la ville.
A quelques pas de notre hôtel se dresse l’« église des saintes femmes porteuses de myrrhe ». Comme la précédente que nous avons visitée à Kyiv, cette église, malgré sont apparence traditionnelle qui semble remonter du fond de l’Histoire, est toute récente et n’a été inaugurée qu’en 2015. Quand nous nous approchons, l’or de ses clochers rayonne à travers les arbres enneigés de la place du Jardin Peremohy. L’atmosphère est féerique jusqu’à ce que nous réalisions que ces doux tintements que nous entendons sont en réalité le bruit des feuilles d’or de la couverture des clochers éventrée par le souffle des bombardements qui s’entrechoquent sous l’effet du vent. L’ambiance idyllique est quelque peu refroidie… Nous poussons la porte et entrons. Cette église est en réalité constituée de deux églises superposées. Nous accédons à la partie basse. Là aussi, malgré l’heure matinale, de nombreuses personnes sont présentes et un prêtre est affairé à préparer un office. Pris dans le mouvement, nous aussi achetons chacun notre cierge que nous allons allumer et déposer devant l’autel. Les regards, jusque là un peu inquisiteurs devant notre apparence manifestement étrangère, font aussitôt place à des sourires chaleureux. Qui que nous soyons, notre geste est manifestement apprécié et bien accueilli. La cérémonie débute au bout de quelques minutes et nous nous retrouvons plongés dans la même ferveur qu’à Kyiv. Le prêtre, jeune, avec son port altier, ses cheveux mi-longs soigneusement coiffés et sa barbe en pointe, évoque des images de cavalcades de cosaques au milieu de steppes légendaires. Il entonne ses prières d’une voix profonde et puissante de baryton qui parachève le cachet de cette cérémonie sous les ors de cette église. Étant attendus, nous nous éclipsons au bout de quelques minutes à nouveau remués par l’intensité de ce que nous avons ressenti.
Au début de l’après midi, nous faisons connaissance avec Maria, une jeune femme d’une trentaine d’années qui nous a été recommandée comme pouvant nous mettre en relation avec un prêtre disposé à nous accorder quelques minutes pour répondre à nos questions. Maria est extrêmement active et gère depuis le début de l’agression russe en février 2022 plusieurs associations d’aide aux personnes déplacées ou ayant vu leurs logements détruits. Elle nous a été présentée par Éléana qui elle venait, quelques mois avant le début des hostilités, d’ouvrir un ultra-moderne restaurant/salle de concerts/espace de coworking/salle de conférence dans une ancienne usine dans la friche industrielle qui occupe la partie basse de la ville. Éléana a transformé cet espace et ses sous-sols en abri anti-aérien et y a accueilli jusqu’à trois cent personnes pendant les mois qu’ont duré les bombardements quotidiens de la ville par l’armée russe. Peu à peu les personnes abritées sont retournées chez elles pour tenter de sauver ce qu’il restait et commencer à reconstruire ce qui a été détruit, mais une trentaine de personnes vit encore là, traumatisées ou n’ayant pas encore trouvé le courage de retourner affronter la perte de tout ce qui faisait leur vie. Au déclenchement de la guerre, Fabrica.space, cet établissement, employait une centaine de personnes. Moins d’une dizaine suffit maintenant à assurer le fonctionnement minimal qu’Éléana s’astreint à maintenir en l’attente de jours meilleurs. La décoration extrêmement soignée de cet ancien bâtiment industriel marie des témoignages désuets de l’idéalisme communiste avec des œuvres d’art contemporaines et des productions de designers des plus raffinées. Éléana a manifestement le cœur lourd quand elle nous fait visiter ces pièces immenses, désertes, qui portent cependant partout les traces d’une vie intense et riche subitement suspendue.
Après un bortsch excellent et roboratif, nous voici en voiture à dévaler à tombeau ouvert les rues de Kharkiv en compagnie d’Éléana et de Maria dont le dynamisme est confirmé. Après un arrêt rapide dans une des rues du centre qu’elles ont tenue à nous montrer et dont les bâtiments détruits témoignent de la violence des bombardements, nous nous dirigeons vers la « colline de l’université » qui domine le centre ville, à la rencontre du père Philipp Haerter avec qui nous avons rendez vous dans l’enceinte du Monastère de Svyato-Pokrovskyy Cholovichyy. Nous passons sous l’immense drapeau ukrainien, visible de partout dans la ville, dont les dimensions exceptionnelles (22,5 x 15m, le plus grand du pays nous apprend on fièrement) le destine sans doute à être visible de très loin pour narguer les forces russes cantonnées à quelques dizaines de kilomètres qui ont tenté en vain de le remplacer par le leur.
Situé sur le flanc de la colline de l’université, le Monastère de Svyato-Pokrovskyy Cholovichyy (Église orthodoxe russe, Patriarcat de Moscou) comprend dans son enceinte un séminaire ainsi que deux églises dont la plus ancienne date du XVIIème siècle. Un va et vient incessant de fidèles entre et sort de l’église la plus récente et nous retrouvons la même activité en son sein. Cette fois l’assistance est beaucoup plus nombreuse, la table avec les victuailles plus imposante, et les prêtres sont quatre à officier. Nous ressortons rapidement pour aller rencontrer le père Philipp. Celui ci nous accueille chaleureusement et semble ravi de pouvoir pratiquer son français. Il nous apprend qu’il a fait une partie de ses études en Allemagne puis en Belgique où il a appris par lui même les rudiments de notre langue. Maria nous conduit avec lui dans la partie basse de la ville vers l’église Saint Panteleimon (Église orthodoxe russe, Patriarcat de Moscou) où il a obtenu l’autorisation de son Métropolite (évêque) pour que nous puissions photographier et lui nous parler. Cette église construite en 1882 abrite les reliques de Saint Panteleimon ainsi qu’une source aux vertus réputées miraculeuses. L’église est restée longtemps à l’abandon pendant la période soviétique et fait depuis le début des années 2000 l’objet d’importants travaux de rénovation, dont nous constatons qu’ils se poursuivent actuellement malgré les événements en cours.
C’est l’occasion pour nous de constater une fois de plus cet étonnant mariage de modernité et de tradition que l’on a déjà rencontré dans les précédentes églises visitées. Si, au premier regard, les fresques et statues ne semblent guère différer de celles que l’on voit dans nos vieilles églises romanes et gothiques, vues d’un peu plus près elles révèlent un trait assurément moderne avec notamment un respect de la perspective inaccoutumé dans ce genre d’œuvre, ou tel personnage dont l’habit ne déparerait pas une fresque du moyen-âge mais qui porte une paire de lunettes tout à fait contemporaine. Est-ce cela que signifie « orthodoxe » ? Faire évoluer jusqu’à nos jours une tradition sans jamais en renier les fondements ?
Le père Philipp a un avis tout à fait tranché sur la question et il nous affirme posément que l’Église Orthodoxe est avant tout celle qui détient la Vérité, et l’a défendue contre les perversions de l’occident depuis les temps immémoriaux (le schisme de 1054). Il nous explique en passant que l’érection du Pape en primat de l’Église d’Occident n’a été qu’une manœuvre politique au service des monarchies intéressées, la réforme de Luther à celui des potentats d’Allemagne, sans parler d’Henri VIII et la réforme Anglicane). Que s’étant autant éloignées de la Vérité pour d’aussi mauvaises raisons, il est partant tout à fait normal que nos sociétés soient actuellement submergées par les déviances et perversions de toutes sortes telles que l’homosexualité et les enfants hors-mariage – le tout exprimé dans de grands sourires avec un air de sincère commisération… Nous voici édifiés et quelque peu remis en place ! Je ne peux résister à la tentation d’essayer de le contredire un peu dans son assurance et lui pose « la » question : que penser de la position de Kirile, le patriarche de Moscou, dont les prises de positions pro-guerre et les appels publics au massacre des ukrainiens semblent peu compatibles avec les enseignements de l’Évangile ? Philipp ne se démonte pas, et nous explique que chacun est libre de ses paroles, que celles de Kirile n’engagent que lui, et qu’il ne saurait prendre parti sur la question car cela reviendrait lui aussi à sortir de son rôle et devenir un « politicien en soutane ». Mais alors, s’il ne veut pas prendre parti, quel est son rôle ? Il est très clairement défini : apporter un soutien moral à ses fidèles à travers le réconfort de la foi ; parfois également, avec l’appui de personnes comme Maria, une assistance matérielle à travers des œuvres de bienfaisance. Et ce soutien est en ce moment une activité à plein temps. L’expression qui s’affiche sur son visage lorsqu’il évoque son ministère nous fait oublier le dogmatisme et l’intolérance dont il a pu faire preuve il y a quelques instants. Une fois de plus, la profondeur des souffrances occasionnées par cette guerre affleure pour nous dans son regard : oui, il est manifeste que le soutien moral est en grande demande et que la souffrance de ses ouailles pèse lourdement sur cet homme. Nous voici réconciliés, mais désormais curieux de savoir si ses positions lui sont propres ou sont le reflet d’une pensée dominante. Il nous faut rencontrer d’autres prêtres et les faire parler.
De retour à Kyiv, c’est par hasard que nous faisons la rencontre d’un autre prêtre, cette fois dans le hall de l’hôtel « Ukrainia » où nous sommes descendus. La sympathie est immédiate, mais cette fois, la langue est un obstacle quasi-infranchissable : aucun de nous deux ne parle ukrainien ou russe, et le prêtre ne connaît pas l’anglais. Qu’importe, il nous demande avec force gestes de le prendre en photo devant le mot « réception » inscrit sur le mur, en dessous des horloges marquant les heures de Londres et de Paris. Le message est évident !
C’est dans le regard du portier et de la réceptionniste et la déférence qu’ils manifestent que nous commençons à réaliser que nous avons ferré un gros poisson. Il nous donne sa carte de visite que nous déchiffrons péniblement à l’aide de Google Traduction et qui le présente comme « Monseigneur Ivan Beley, Aumônier de la Huitième Centaine (Afghane) ». Diantre, un évêque ? Toujours par signes, il nous demande de le suivre et nous voilà partis. Après quelques minutes de marche en remontant la colline qui domine la place Maïdan, nous arrivons à l’« Église des nouveaux martyrs du peuple Ukrainien », une minuscule construction en rondins au milieu d’un petit square, auprès de laquelle est disposé un mausolée avec de nombreuses photos de – nous l’apprendrons plus tard – personnes ayant perdu la vie au cours des violents affrontements dont a été le théâtre la place Maïdan entre le mois de novembre 2013 et le mois de février 2014, en réaction aux manœuvres subversives de Moscou visant à instaurer un gouvernement pro-russe en Ukraine, et dont l’échec a entraîné la première offensive qui a abouti à l’invasion de la Crimée et d’une partie du Donbass (par la Russie). Après une séance de photos solennelles devant les différents mémoriaux, notre énergique nouvel ami sort de sa sacoche une série de photos dont l’état semble indiquer que ce n’est pas la première fois qu’elles sont montrées, et nous présente la première. Un magnifique cliché, manifestement œuvre d’un professionnel, montre sur un arrière plan d’épaisse fumée gris-sombre notre évêque dans sa soutane noire, le visage clair empreint d’une détermination farouche, pris sur le vif en plein lancé d’un cocktail Molotov. Voici sans ambiguïté une réponse claire et définitive à l’une des questions que nous nous posions depuis notre rencontre à Kharkiv : non, tous les prêtres en Ukraine ne refusent pas par principe de prendre parti dans la vie politique du pays !
Peu à peu au gré des photos qu’il nous montre une à une, nous comprenons qu’il a pris une part très active à ces événements, en lançant certes quelques cocktails Molotov, mais principalement en venant au secours des nombreux blessés, en assistant les mourants (plus d’une centaine), mais aussi en intervenant au micro des tribunes. Nous apprendrons ensuite qu’il a ainsi gagné son surnom d’« évêque du Maïdan ». Malheureusement, la barrière de la langue ne nous permet pas de poursuivre plus avant une conversation qui aurait sans aucun doute été passionnante et nous le quittons avec regret.
Le lendemain, nous avons un nouveau rendez vous, cette fois ci avec Evgeni, jeune aumônier militaire de 28 ans dont nous avons eu le contact sur Instagram et qui nous a proposé de le retrouver au fameux Monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or rendu célèbre par les images toutes récentes du président des États Unis Joseph Biden en franchissant le portail en compagnie de Volodymyr Zelensky lors de sa visite impromptue à Kyiv (qui s’est produite alors que nous étions à Kharkiv). A l’heure dite, nous le retrouvons dans un salon de thé de l’autre côté de la rue où se trouve le « mur de la mémoire » sur lequel sont affichées les photos de tous les soldats morts pour l’Ukraine depuis le début du conflit. Nous le trouvons en uniforme, attablé en compagnie d’autres militaires – tous officiers. Il ne parle que très peu anglais mais nous sommes mieux préparés et avons pré-rédigé nos questions afin de pouvoir les faire lire à Google Traduction. Il nous explique que sa position d’aumônier du bataillon est( sur une base volontaire), à son initiative mais approuvée par son officier supérieur, et que cette position s’inscrit dans une volonté des autorités militaires de généraliser dans la mesure du possible la présence de conseillers spirituels auprès des troupes.
A lui, il est évidemment inutile de demander s’il prend parti : son uniforme est un témoin éloquent de sa position, A la question de savoir si la violence est compatible avec sa foi, sa réponse est éloquente : « nous ne combattons pas ceux qui sont en face parce que nous les haïssons, mais parce que nous aimons ceux qui sont derrière nous ». La phrase n’est pas de lui mais n’en conserve pas moins toute sa force quand elle est énoncée après nous avoir parlé de sa femme et de ses deux jeunes enfants qui l’attendent chez lui. Et de nous rappeler que les Écritures disent qu’« il n’y a pas de plus grand amour que de faire don de sa vie pour ses proches », que « cet idéal [le] protège puisque [son] combat est juste ». Quant au rôle de certains des prêtres restés fidèles au patriarcat de Moscou, il les dénonce comme ayant « une attitude plus politique que spirituelle. Ils attendaient l’envahisseur et comme des petits travailleurs de laboratoire ont caché et aidé les agents russes. » Mais l’entretien tourne court : une agitation s’empare de tous les militaires présents qui se lèvent et se préparent. Il est l’heure de se rendre en face, au monastère, pour une importante cérémonie. Notre jeune ami disparaît quelques instants et revient habillé d’une soutane plus conforme à son état. La transformation est saisissante : quoiqu’on en dise, pour nous autres pauvres mortels l’habit fait bien le moine !
Et nous voici dans l’église du Monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or qui peu à peu se remplit d’une véritable foule constituée pour moitié de militaires en treillis et l’autre moitié d’une nuée de journalistes, cameramen, photographes. Cette présence inaccoutumée altère fortement l’atmosphère de recueillement à laquelle nous avons été habitués. Mais les militaires présents semblent s’en accommoder avec patience. Ces hommes et femmes d’âges allant de la petite trentaine à la cinquantaine bien entamée sont d’une gravité sereine. Le regard de certains est presque hanté. La frénésie des journalistes est par contraste un peu indécente mais c’est un mal pour un bien : aujourd’hui, le métropolite Epifaniy (Épiphane), chef de la toute récente Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine, va remettre une décoration aux militaires qui se sont distingués au cours des actions de l’année. Le cirque médiatique est nécessaire pour faire savoir que le pays et son Église sont unis pour honorer leurs héros. Nous constaterons par la suite que les récits de cette cérémonie feront la une des journaux télévisés pendant le reste de la journée et le lendemain matin.
« nous ne combattons pas ceux qui sont en face parce que nous les haïssons, mais parce que nous aimons ceux qui sont derrière nous »
Evgeny, Aumônier militaire
Le brouhaha se calme un peu lorsque la cérémonie commence quand le métropolite Iepifani fait son entrée entouré de son aréopage. L’entrée se fait depuis le chœur de l’église en franchissant les portes de l’iconostase, cette cloison richement décorée caractéristique des églises orthodoxes qui sépare le chœur de la nef, toute la cérémonie se déroule du côté de la nef. D’abord posté au milieu de l’assemblée, tourné vers le chœur, le métropolite Epifaniy dit un certain nombre de prières auxquelles répondent ses assistants et l’assemblée (mais pas les journalistes), puis il s’avance et se poste sur les marches devant l’iconostase d’où il procède à la remise des médailles en appelant un à un les récipiendaires et en les gratifiant chacun d’une poignée de main et d’un sourire dont la chaleur et l’apparente sincérité – qui tranchent subitement avec la dignité impassible qu’il affichait jusque là – me touchent profondément : cet homme n’est manifestement pas ici en représentation mais avec tout son cœur.
Le défilé se poursuit. Certains sourient quand ils reçoivent la médaille, d’autres ont l’air grave, voire les larmes aux yeux. Certaines médailles sont reçues non pas par un ou une militaire mais par une personne en civil, généralement une femme – veuve très certainement, encore un rappel à la terrible réalité de ce dont nous sommes témoins.
La cérémonie s’achève rapidement. Elle sera suivie par une bénédiction en plein air du matériel nouvellement reçu des soutiens occidentaux. Ce qui n’est pas sans rappeler les agissements du patriarche Kirile de Moscou mais a ici définitivement un autre résonance : tous ces gens ne demandent qu’une chose, c’est qu’on les laisse en paix dans leurs frontières, occupés qu’ils sont à développer leur pays pour en faire un endroit prospère, moderne et où il fait bon vivre, comme tout ce que nous avons vu et entendu depuis notre arrivée en témoigne. Hier, en visitant les ruines de Borodianka, en compagnie de Marina, une amie de Christian, nous avons été submergés par ce sentiment d’incompréhension : comment est il possible qu’un pays réputé moderne et civilisé comme la Russie ait (t’il) pu commanditer de telles destructions et horreurs sur la population qui ne demandait qu’à poursuivre son quotidien ce jour là ? Borodianka est une des villes martyres proche de Kyiv occupée dès le premier jour de l’invasion. Marina nous raconte que le matin de 24 février 2022 les russes étaient là, dans la ville. Qu’ils tiraient sur toutes les personnes qu’ils voyaient dans les rues, sans discrimination : jeunes, vieux, enfants, hommes, femmes, laissant libre cours à une sauvagerie insensée. Mais la noirceur et la bassesse de leurs agissements ne s’arrêtent pas là. Marina nous montre les fenêtres au cinquième étage d’un immeuble proche, dont certaines sont encore remplacées par des plaques de contreplaqué, en nous expliquant que cet appartement appartient à des amis de ses parents, qu’il a été utilisé par les soldats russes pendant les semaines qu’a duré l’occupation comme point d’observation avec sa vue sur la rue principale, et que la première chose qu’ont dû faire les propriétaires quand ils ont pu reprendre possession de leur appartement a été de nettoyer les excréments qu’ils ont trouvés dans toutes les pièces… Comment est il possible de s’avilir à ce point ? Nous en sommes profondément remués. Quel contraste entre ces images de destructions et de violences gratuites, ces témoignages de la barbarie la plus vile et la dignité dans la douleur, la colère rentrée et malgré tout l’humour, la joie de vivre, la chaleur de l’accueil dont nous avons été témoins parmi ces gens que nous avons croisés dans les rues et les églises d’Ukraine■